Aux citoyens
administrateurs du département de la Côte d'Or
Expose Anne
Bénigne Augustine Espiard, épouse de Jean-Baptiste-Lazare-Pierre
Espiard, domiciliée dans la commune de St Martin de la
Mer, canton de Liernais, district d'Arnay-sur-Arroux.
Que votre
amour pour la patrie, en vous portant à prendre, le deux
mai dernier, un arrêté contre les ennemis internes,
remplit le voeu de tous les vrais citoyens, mais aussi en alarma
quelques uns, tels que l'exposante qui en professe les plus sincères
sentiments.
L'article
1er de votre arrêté porte que les pères, mères,
femmes et enfants d'émigrés seront mis en arrestation
par les conseils généraux des communes. Par un coup
du sort, aussi malheureux pour l'exposante qu'il lui est involontaire,
elle se trouve avec trois jeunes enfants comprise dans les personnes
désignées par cet article de votre arrêté.
Son mari, assurément connu dans son pays pour ses bons
sentiments, pour sa conduite irréprochable, a eu le malheur
de céder à un moment de terreur, a eu la faible
complaisance de suivre l'exemple de quelques hommes de la caste
où il était né, bref son mari, craignant
pour sa vie, a eu le malheur d'émigrer. Mais puisque les
lois le ravissent pour toujours à sa famille, laissons-le
pour ne nous occuper que des malheurs de cette dernière.
Vos vues,
citoyens administrateurs, en cherchant à vous assurer des
ennemis de la Patrie, n'ont pu tendre à vouloir aggraver
les peines physiques et morales de quatre malheureux individus.
Le sexe de l'exposante, de deux de ses enfants et la jeunesse
du troisième inspirent tous autres sentiments que la crainte
et la défiance. Leur infortune doit leur acquérir
tout à la fois votre sollicitude et votre commisération.
Qu'y a-t-il en effet de plus cruel que le sort actuel de l'exposante
et de ses deux enfants ?
Depuis environ
deux ans que son mari est absent, (osera-t-elle l'avouer ?), elle
manque de tout. Les districts de Semur et d'Arnay, notamment le
premier, n'ont pas eu connaissance de la fatale émigration
qui fait aujourd'hui son tourment, qu'ils ont fait saisir, mettre
en séquestre, même vendre en partie, les biens de
toute nature qui composaient sa communauté avec son mari.
Elle a fait les démarches requises pour obtenir le relâchement
de la propriété des biens, ou tout au moins des
revenus et des meubles, mais l'on n'a pas encore prononcé
sur ses demandes. Et sans de ons parents, elle et ses enfants
seraient (ah ! faut-il en convenir pour exciter votre justice)
oui, sans de bons parents ils seraient dans l'indigence la plus
affreuse, puisque depuis la saisie des biens-fonds et vente d'une
partie des meubles qui leur appartenaient dans les communes de
la Cour d'Arcenay et St Martin de la Mer, qui étaient leurs
seules propriétés, ils ont demeuré tantôt
chez une bonne mère (laquelle n'ayant qu'un usufruit payé
par la fille et qui est affecté sur les biens séquestrés,
et dont elle n'a pas touché la moindre chose depuis ce
moment, se trouve dans la cruelle impossibilité de continuer
à venir au secours de ses enfants, en ayant besoin elle-même),
tantôt chez un neveu, enfin chez des amis. Ils se trouvent
sans asile et sous un tel dénuement de fortune qu'en cas
de détention, ils ne pourraient subsister, les affaires
des parents qui sont jusqu'ici venus à leur secours ne
leur permettant pas de leur faire les avances qui leur seraient
nécessaires.
Sentez-vous,
citoyens administrateurs, la dureté de la situation actuelle
de l'exposante et de sa famille, ainsi que le prix de l'aveu qu'elle
en a fait ? Oui sans doute, aussi croit-elle trouver dans la bonté
de vos âmes les vrais moyens dont elle a besoin pour étayer
la demande qu'elle va vous faire.
Vous ne pouvez
sans compromettre la justice et l'intégrité qui
éclatent dans toutes vos actions, les sentiments d'humanité
et de civisme qui les dictent et les précèdent,
faire un crime à une épouse et à des enfants
de l'émigration d'un mari, d'un père ; malgré
la délicatesse qui règne dans nos sentiments, dans
nos moeurs et dans nos usages domestiques, lequel, du mari ou
de l'épouse, cède aux volontés de l'autre
? Nous le savons tous, et faut-il en convenir, les conseils d'une
épouse ne sont pas toujours suivis, et les enfants dont
le plus âgé n'avait pas douze ans oseraient-ils s'opposer
aux volontés d'un père, et parce que les représentations
de l'épouse n'ont pas été écoutées,
parce que de jeunes enfants n'auraient pas senti l'abîme
de maux qui les menaçaient, ou n'auraient pas eu la force
de remontrer à leur père les dangers qu'ils allaient
courir, ils seraient coupables ? Non certainement, car il n'y
a pas de doute que vous ne jugiez et prononciez le contraire :
tout le promet à l'exposante et déjà elle
sent adoucir l'amertume de sa position par l'espérance
où elle est, que prenant en considération l'arrêté
du district d'Arnay, en marge de la présente, le manque
absolu de revenu où se trouve l'exposante, qui l'oblige
de prendre sa résidence chez le citoyen de Montcrif, son
neveu propriétaire demeurant à Bard-le-Régulier,
canton de Marcheseul, district d'Arnay.
Vous enjoignez,
citoyens administrateurs au conseil général dudit
Bard-le-Régulier (lequel même y consent si vous le
permettez) de prendre sous sa surveillance l'exposante, Françoise-Xavière
sa fille aînée, Victoire-Bénigne son autre
fille et Alexandre Espiard son fils, pendant le temps qu'ils résideront
chez le citoyen de Montcrif où ils entendent demeurer désormais
si vous le permettez ainsi, lequel s'en rendra même caution
si vous le désirez.
Cet acte de
justice de votre part vous acquèrera les plus grands droits
à la reconnaissance de quatre infortunés, dignes
par leur sentiment et leur conduite d'être aussi heureux
qu'ils le sont peu.
Fait ce 18
juin 1793, l'an second de la République