Au physique il y
a Bonaparte, le maigre aux longs cheveux et Napoléon, le ventripotent
aux cheveux ras. Si l'on se réfère aux Mémoires de Marchand
(t. II, p. 338), la taille de Napoléon prise par Antommarchi après
sa mort serait de 1,686 m. Si Napoléon passait pour petit, c'est
peut-être à cause de son chapeau qui ne pouvait soutenir la comparaison
avec les plumets et panaches de ses officiers comme avec les bonnets
à poil de ses grenadiers.
Il parlait vite, avec un accent corse, mais, à l'écrit, ne faisait
pas plus de fautes d'orthographe que ses contemporains. Sa mémoire
était prodigieuse, sa culture incontestable (il suffit de parcourir
les notes prises lors de ses lectures de jeunesse). Il avait ressenti
très tôt le besoin d'écrire, et on lui doit un roman ou plutôt
une ébauche de roman, Clisson et Eugénie. Il avait participé
au concours de l'Académie de Lyon en 1791: "Quelles vérités et quels sentiments importe-t-il le plus
d'inculquer aux hommes pour leur bonheur?" Il s'y montra ardent lecteur
de Roussau et de Raynal.
Contrairement à sa légende, l'homme se révèle souvent hésitant,
lorsqu'il n'est pas sur un terrain qui lui est familier: il remet
sa décision constamment pour le problème de la jonction du Louvre
et des Tuileries, par exemple. Il est émotif, coléreux (mais beaucoup
de ses colères sont feintes), dépressif ("toujours seul au milieu des
hommes, je rentre pour rêver avec moi-même et me livrer à toute
la vivacité de ma mélancolie. De quel côté est-elle tournée aujourd'hui?
Du côté de la mort. Puisque je dois mourir ne vaut-il pas autant
se tuer?): il tentera, semble-t-il, de se suicider en 1814.
Réaliste et empiriste, Napoléon ne paraît pas avoir tenu à des
principes arrêtés. Il est difficile de voir en lui, sur le plan
religieux, un croyant. Sa conception de Dieu et de la religion
rejoint celle de Voltaire: le christianisme est un facteur d'ordre
social. Il se fût fait musulman sans problème.
On trouvera ailleurs des développements sur ses qualités de général
et sur celles d'administrateur. L'administrateur fut peut-être
d'ailleurs supérieur au général. Napoléon n'a pas compris les
guerres nationales, à l'inverse d'un Guibert; ses effets fondés
sur la surprise ne jouèrent bientôt plus contre l'adversaire quand
celui-ci eut compris la leçon. Napoléon en restait souvent aux
idées de l'Ancien Régime. Au demeurant, sa conception de la guerre
relevait plus du poker que des échecs (où il était mauvais joueur).
En revanche, il a imposé des conceptions administratives qui annoncent
une nouvelle époque. L'esprit de courtisan mis à part, les conseillers
d'Etat le virent avec admiration mener leurs débats.
S'il fallait pourtant caractériser d'un mot le génie de Napoléon,
c'est son sens de la propagande qui apparaîtrait comme le plus
impressionnant. En cela c'est un homme du XXe siècle. Il utilise la presse et l'image à son profit;
il se compose un personnage _ petit chapeau, redingote grise,
mèche et main dans le gilet _ qui connaîtra la fortune que l'on
sait. Ce nom même de Napoléon, si difficile à porter au temps
de Brienne, devient désormais le symbole du conquérant.
Jean Tulard
Source: Dictionnaire Napoléon/Jean Tulard, dir. Paris: Fayard,
1987.